Isabelle GAYE - Avocat spécialiste en Droit rural et Entreprises agricoles

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Sociétés civiles agricoles et représentation

 

Sociétés civiles agricoles : le vote de l’associé

titulaire de parts démembrées ou indivises

 

Les parts sociales sont susceptibles de faire l’objet d’un démembrement de propriété ou d’une indivision, situation fréquente en cas de transmission de l’entreprise agricole aux héritiers à la suite du décès d’un ascendant par exemple.

Il est donc d’usage de rencontrer dans les statuts des sociétés agricoles une clause intitulée « droits des membres du groupement », « droits des associés », ou encore « parts sociales – caractéristiques ».

Cette clause règle à la fois la question des parts sociales en indivision et des parts sociales faisant l’objet d’un démembrement de propriété.

Les règles qu’elle prévoit doivent dès lors retenir toute l’attention du gérant aussi bien que celle des associés dans la mesure où leur inobservation pourrait conduire à l’annulation de la décision soumise au vote, situation susceptible d’entraîner de graves conséquences pouvant conduire, dans le pire des cas, à la disparition de la société…

I. Le démembrement de propriété et l’indivision appliqués aux parts sociales

I.I Le démembrement du droit de propriété des parts sociales

Selon la définition donnée à l’article 544 du Code civil, le droit de propriété « […] est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».

Le droit de propriété est classiquement présenté comme la réunion des trois éléments suivants :

– Le droit d’user de la chose (« usus ») ;

– Le droit d’en percevoir les fruits (« fructus ») ;

– Le droit de disposer de la chose (« abusus »).

En cas de démembrement du droit de propriété, une personne détient l’usufruit de la chose (le droit d’en user et d’en percevoir les fruits, c’est-à-dire les produits qu’elle génère), alors qu’une autre en conserve la nue-propriété (l’abusus, c’est-à-dire le droit de disposer de la chose en la cédant dans le cadre d’une vente ou d’une donation, ou encore en la détruisant).

Or, la propriété des parts sociales détermine la qualité d’associé, dont dépend le droit de voter lors des assemblées.

Appliquée à des parts sociales, la technique soulève ainsi une importante question : qui de l’usufruitier ou du nu-propriétaire détient le droit de vote attaché aux parts sociales démembrées ?

L’article 1844 du Code civil apporte sur ce point une réponse on ne peut plus claire en son 3ème alinéa :

« Si une part est grevée d’un usufruit, le nu-propriétaire et l’usufruitier ont le droit de participer aux décisions collectives. Le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier. Toutefois, pour les autres décisions, le nu-propriétaire et l’usufruitier peuvent convenir que le droit de vote sera exercé par l’usufruitier ».

Si les deux associés en parts démembrées ont le droit de participer aux assemblées, c’est en principe le nu-propriétaire qui détient le droit d’y voter, à l’exception des questions relatives à l’affectation des bénéfices pour lesquelles la loi réserve le droit de vote à l’usufruitier.

Le dernier alinéa de l’article 1844 autorise toutefois les statuts à déroger « […] aux dispositions du deuxième alinéa et de la seconde phrase du troisième alinéa ».

Autrement dit, ce texte ouvre la possibilité de déroger conventionnellement, dans une certaine mesure, aux règles qu’il édicte.

Ainsi :

  • Les statuts ne peuvent priver ni le nu-propriétaire ni l’usufruitier du droit de participer aux assemblées ;
  •  Les statuts ou la convention constitutive de l’usufruit peuvent élargir le droit de vote de l’usufruitier, en principe limité aux questions relatives à l’attribution des bénéfices ;
  • Les statuts peuvent priver le nu-propriétaire de tout droit de vote pour le confier intégralement à l’usufruitier, en revanche, ni les statuts ni la convention constitutive de l’usufruit ne peuvent priver l’usufruitier de son droit de vote relatif à l’attribution des bénéfices.

Il ne s’agit là que de règles générales, la volonté des parties pouvant moduler encore plus précisément la question de la répartition du droit de vote en cas de démembrement de la propriété.

I.II L’indivision des parts sociales

Le régime de l’indivision s’inscrit dans une logique différente.

Dans le cadre d’une indivision, chacun des membres peut jouir librement et pleinement des biens indivis dans la limite des droits des autres co-indivisaires et à condition de respecter la destination des biens indivis.

Le plus souvent, une convention d’indivision précisera la mesure dans laquelle chacun des co-indivisaires peut exercer les droits qu’il détient sur les biens indivis.

La technique de l’indivision rappelle celle du contrat de société, les co-indivisaires détenant chacun une part de droits au sein de l’indivision, qui les autorise à en percevoir les fruits et les oblige à en supporter les pertes.

Lorsque l’indivision a pour objet des parts sociales, deux ordres de rapports juridiques seront donc à distinguer :

  • D’une part, les rapports entre indivisaires, réglés par la loi et la convention d’indivision ;
  • D’autre part, les rapports entre l’indivision et les autres associés de la société, réglés par la loi et les statuts.

L’article 1844 alinéa 2 du Code civil règle les rapports entre l’indivision et la société en disposant que :

« Les copropriétaires d’une part sociale indivise sont représentés par un mandataire unique, choisi parmi les indivisaires ou en dehors d’eux. En cas de désaccord, le mandataire sera désigné en justice à la demande du plus diligent ».

Ainsi, lors du vote en assemblée générale, les co-indivisaires doivent en principe être représentés par un mandataire unique.

Il convient d’observer que si l’alinéa 4 de l’article 1844 autorise les statuts à « […] déroger aux dispositions du deuxième alinéa », la clause imposant la représentation par mandataire unique est depuis longtemps une clause de style presque systématiquement insérée dans les statuts.

Enfin, si les co-indivisaires doivent être représentés par un mandataire unique qui exercera le droit de vote attaché aux parts indivises, il n’empêche que chacun d’eux détient la qualité d’associé et donc le droit de participer aux assemblées d’associés.

II. Le vote en violation des règles relatives au démembrement de propriété ou à l’indivision des parts sociales

II.I. La sanction du vote irrégulièrement émis

L’observation des règles évoquées ci-dessus relatives au démembrement de propriété et à l’indivision des parts sociales revêt en pratique une importance critique eu égard à la sanction attachée à leur inobservation.

En effet, si le vote n’est pas exercé par la personne qui en détient le pouvoir en vertu de la loi, des statuts ou de la convention d’usufruit ou d’indivision, l’assemblée au cours de laquelle le droit de vote a été irrégulièrement exercé encourt la nullité.

La nullité emporte en principe l’annulation rétroactive de la décision irrégulièrement votée, cette dernière étant considérée comme n’ayant jamais existé, ce qui peut emporter de graves conséquences pour les associés.

Tel est notamment le cas lorsque la décision annulée avait pour objet de fixer la rémunération du gérant, qui pourrait ainsi être tenu d’en rembourser une partie, ou encore lorsque la décision avait pour objet de statuer sur la prorogation de la durée de la société.

II.II. Le risque stratégique induit par l’irrégularité du vote : l’exemple du GFA couplé au bail rural à long terme dans une hypothèse de vote par représentation

Selon un schéma juridique classique, les propriétaires de parcelles agricoles peuvent se réunir au sein d’un Groupement Foncier Agricole (GFA), lequel donnera les terres à bail rural.

En règle générale, des raisons fiscales motivent le choix d’un bail rural à long terme.

Cette opération est susceptible d’influer sur la durée du GFA.

La durée du GFA stipulée dans les statuts en effet, n’est pas forcément identique à celle du bail rural qui a été conclu et il se peut dès lors que le GFA arrive à terme avant l’expiration du bail à long terme en cours.

Dans cette hypothèse, l’article L 322-9 du Code rural et de la pêche maritime règle la difficulté d’une manière originale.

Il dispose que :

« Lorsqu’un ou plusieurs des baux consentis par un groupement foncier agricole sont en cours à l’expiration du temps pour lequel il a été constitué, le groupement est, sauf opposition de l’un de ses membres, prorogé de plein droit pour la durée restant à courir sur celui de ces baux qui vient le dernier à expiration. 

 Les statuts ne peuvent déroger à la possibilité pour l’un des associés de s’opposer à la prorogation ».

Cette disposition de stabilité pour la conservation du patrimoine commun n’offre toutefois qu’une sécurité relative dès lors qu’un simple associé, dans un pouvoir tout-puissant, pourrait y mettre un terme, guidé par son intérêt personnel aux dépens de l’intérêt social.

D’où la nécessité dans cette hypothèse qui n’est pas que théorique, de faire le choix de réunir une Assemblée générale extraordinaire (AGE), dont l’objet sera de statuer sur la prolongation de la durée du GFA et sortir en conséquence la société de cet équilibre précaire soumis à l’arbitraire d’un seul.

C’est à cette occasion que doit se poser pour les associés la question de leur valable représentation au sein de l’AGE lorsque ceux-ci détiennent des parts sociales indivises ou en démembrement.

Un soin tout particulier devra être apporté au choix des mandataires dans le respect des dispositions précitées de l’article 1844 du Code civil et/ou des statuts, ce d’autant que les règles de vote organisées par ces derniers sont parfois complexes notamment lorsqu’ils exigent un vote à la majorité renforcée.

Avec comme enjeu la survie même du GFA et la conservation de l’unité du patrimoine familial agricole, la vigilance est de mise quand vient l’heure d’organiser sa représentation au sein de la future assemblée.

 

Toulouse, le 30 avril 2021

Isabelle GAYE, Avocat spécialiste en Droit rural – Barreau de TOULOUSE

Avec l’aimable collaboration de Julien LOZE, Elève-avocat – EDASOP